Un point de vue juif, mais qu’est-ce que c’est ?

Un point de vue des Juifs, un point de vue universel, une parole qui se targuerait d’être porteuse de valeurs, de valeurs juives, mais alors lesquelles ?

Les Juifs français, les Juifs américains, les Juifs israéliens,  les Juifs de gauche, les Juifs de droite, les Juifs religieux ?

Autant de points de vue que de Juifs ?

Un point de vue est une prise de position, c’est dire quelque chose qui nous parait important, essentiel au point de vouloir dire. Se prononcer sur une situation, une question parce que l’on estime que ce que l’on a à apporter est inédit.

Apporter son point de vue, parce que ce que j’ai à dire en tant que Juif, ou au nom d’un savoir juif , qui m’a été transmis donne un angle supplémentaire, particulier, différent.

Mais

Si l’on pense que le Talmud est une « science » de l’interprétation alors ne faudrait-il pas plutôt penser le point de vue comme une interprétation ?

Une interprétation qui s’appuie sur un savoir transmis qui donnerait à un instant donné une parole qui vient interroger, poser la question du réel sans figer la réponse.

Tandis qu’un point de vue, à proprement parler, n’est ce pas l’instant figé de ce que l’on voit, c’est-à-dire de ce que l’on ne fait que voir ?

Le judaïsme, dans son interdit de la représentation, nous alerte sur l’illusion d’une précision de ce qui se donne à voir. La représentation est toujours tronquée. Elle arrête à l’instant « T » des situations, des faits qui ne cessent en réalité, d’évoluer, d’être en mouvement.

Il ne s’agit pas de dire ici que l’on ne doit pas juger, ou s’alerter de faits qui mettent en danger,  les structures de la démocratie par exemple, ou de ce qui garantit à la loi d’advenir afin que le lien social le plus justement pensé permette aux uns et aux autres de vivre.

Je fais une distinction donc entre le point de vue et l’acte qui fait combat. Bien que le dire soit une part de l’acte.

Le point de vue, s’il est une parole structurante, se doit à l’aune de la tradition juive, être la manière de pointer les cohérences ou les incohérences, les failles dans la structure qui seraient susceptibles de faire chuter la loi et non pas ce que l’on pourrait se laisser tenter à croire, de se faire le porte parole de la loi.

Il est important que le point de vue, c’est a dire alors le « dire », se plie lui même aux règles de la parole, dans ce qu’elle ne doit pas tomber dans deux travers :

L’idolâtrie, c’est à dire ici la tentation de se prendre pour Dieu, de dire à la place de Dieu, ou de son porte parole privilégié, en n’acceptant aucune remise en question.

Le  » Lâchone Ara » c’est à dire le « mal dire » soit, dire en désignant le mal chez l’autre  et surtout à figer l’autre dans une position mortifère, hors du champs possible du mouvement et de la réparation.

Parole donc en mouvement, témoin de la révolte face à ce qui serait une pensée globalisante, idolâtre ?

Derrida considérait la judéité comme une expression qui fonde un acte, une manière de devenir autre. Il s’agit d’un devenir, c’est à dire d’un mouvement à travers lequel le sujet s’implique dans une rupture de modèles fixes et immuables et dans l’exil ininterrompu de soi-même. En d’autres termes, il s’agit d’une expérience d’étrangeté. Une étrangeté qui interroge sur tout et non pas « assène  » un savoir sur tout.

Ce que A.B.Yehoshua dans son livre « Israël, un examen moral  » décrit cette position juive qui inquiète justement l’autre à fortiori l’antisémite, qui ressentirait une angoisse face au mouvement perpétuel, à la perpétuelle remise en question.

Alors l’art de l’interprétation juive est-elle ancrée dans ce que Levinas a appelé le principe éthique de la différence ou encore l’éthique de l’Autre ?

Je vous propose une réflexion à partir de quelques points du parcours de Freud justement sur la question du  » point de vue juif » puisque Freud avait cette obsession au moins aussi forte que son attachement à son « être juif » qui était que la psychanalyse ne devait pas être identifiée à une « science juive ».

A la fois donc Freud se définissait comme «Juif athée», mais donc bien comme juif, et proposait au travers de différentes évocations le concept de «signifiant juif».

Serait-ce la version psychanalytique du point de vue juif ?

Pour Freud, donc, le signifiant juif ne fut pas seulement le signifiant de la révolte et de la résistance à l’antisémitisme, il fut aussi un «signifiant éclaté», «quelque chose d’essentiel qui lui permettrait de s’extraire de la majorité compacte».

Comme de nombreux Juifs laïcs avant et après lui, Freud considérait qu’on pouvait être athée tout en restant juif. Mais alors, en quoi consistait ce «reste» de judaïsme? Il s’agissait selon lui de quelque chose d’inaccessible à toute analyse et pourtant essentiel. Quoi?

La conscience d’une identité intérieure, le «sentiment intime d’une même construction psychique», qui ne se laisse pas saisir par les mots.

On pourrait résumer ainsi que le «point de vue juif», ou la capacité particulière d’interprétation, s’appuie sur un très ancien traumatisme, transmis à travers la suite des générations, et un rapport particulier qui a attrait à la loi, non pas pour l’asséner, mais bien pour sans cesse en redéfinir le cadre et les limites à travers l’interdit de l’idolâtrie et les règles d’une éthique du dire.

Alors, un point de vue juif aurait-il à rendre compte de l’universel ? A poser la vérité?

La particularité de Freud est de nous parler d’un universel qui ne serait pas un tout, viendrait donner une vision globalisante du monde. Au contraire, c’est l’étude d’un cas isolé, ainsi qu’on la retrouve dans les études du Talmud. Les « guemaras » nous parlent de cas très précis, très singuliers ; de même, la psychanalyse s’occupe de cas individuels.

C’est une mutation du rapport entre l’universel et le singulier. Johns, son biographe, le rappelle. Le fait singulier l’attirait, et il ne pouvait le chasser de son esprit qu’après l’avoir expliqué. Un fait simple, pour lui, était lié à l’universel.

La statistique, qui veut donner une position générale, écrasante du particulier, lui était tout à fait étrangère.

Freud écrit ainsi à Lou Andréa Salomé, en mai 1915, «Vous savez que je m’occupe de cas isolés, et que j’attends qu’en jaillisse de soi-même l’universel».

La psychanalyse ne vient pas compléter l’universel, mais le décompléter savamment.

La raison freudienne rencontre l’esprit talmudique.

Le Talmud se présente certes comme un commentaire de la loi, mais aussi comme un réalisme de la loi.

La loi comme réalité symbolique, pas au sens inconscient, mais religieux, se diffracte dans le réel, et vient dire comment le sujet parlant a à vivre la loi et à s’affronter au réel.

Le savoir de la loi, qui rendrait alors le «point de vue juif» écrasant, peut être obsessionnel : «La loi dit que!», péremptoire.

D’où l’importance des renversements et des paradoxes qui font du Talmud une science de l’interprétation, et non pas une herméneutique du sens, une méthode de  lecture du signifiant dans sa rencontre avec le réel.

«Le Juif, c’est celui qui sait lire» depuis l’exil de Babylone, mais il s’agit de savoir aussi dire la chose pour agir, et c’est celui qui ne sépare pas la parole de l’agir. «Si je dis bien, je sais comment agir».

Lacan dit : «un symptôme, c’est quelque chose qui ne va pas dans le bien-dire».

Alors le «dire juif» existe-t-il?

Peut-être comme rappel à la loi, non pas la loi comme croyance, c’est-à-dire vérité subjective absolue, mais comme une structure.

Comme un cadre qui permet de rappeler la place de chacun mais aussi le cadre et les limites du dire.

Une manière particulière d’interpeler, d’interroger, et non pas de fermer ou de circonscrire une question ou une situation en un seul point donné, transformé en tout, et qui se contenterait du seul champ limité de la vue…